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Pascal Segault : pour un EHPAD humaniste face à la crise du grand âge


Publié le Mardi 22 Juillet 2025 à 15:49

Alors que les EHPAD peinent à recruter et que les enjeux liés au vieillissement s’accentuent, certaines structures choisissent de sortir des modèles traditionnels. C’est le cas de L’Ostal du Lac, au Crès, près de Montpellier, qui s’affirme comme un exemple inspirant. Porté par une philosophie humaniste et un management audacieux, cet établissement de l’association « ADAGES » multiplie les initiatives pour améliorer les conditions de travail des professionnels, tout en plaçant le bien-être des habitants – et non des « résidents » – au cœur de son projet. Rencontre avec son directeur, Pascal Segault.


Pascal Segault et  Mme Ginette Lacage, 95 ans.  À l’EHPAD L’Ostal du Lac,  un cadre est présent  tous les jours, même  le dimanche.
Pascal Segault et Mme Ginette Lacage, 95 ans. À l’EHPAD L’Ostal du Lac, un cadre est présent tous les jours, même le dimanche.
Pourriez-vous commencer par nous présenter votre établissement ?
Pascal Segault : Situé au Crès, en périphérie de Montpellier, L’Ostal du Lac regroupe trois structures complémentaires : un EHPAD de 41 places ; un EEPA (Établissement expérimental pour personnes âgées) destiné aux personnes handicapées vieillissantes, avec 21 places d’hébergement et 6 en accueil de jour ; et un SSIAD (Service de soins infirmiers à domicile) comptant 45 places. Nous accompagnons ainsi jusqu’à 113 personnes au total. L’équipe comprend 88 salariés, dont 60 en CDI. Concernant l’encadrement, notre ratio/habitants en EHPAD a longtemps été dans la moyenne nationale, et nous atteignons depuis peu le taux d’encadrement préconisé en 2019 par les rapports El-Khomri et Libault, à savoir 6 soignants travaillant le matin pour 10 habitants – mais nous y reviendrons.

Justement, la question des ressources humaines est un enjeu prégnant en EHPAD, qui souffrent depuis plusieurs années d’un manque chronique de personnel…
Le rythme de travail y est soutenu, souvent épuisant, avec des cadences proches de celles de la production industrielle – un terme que les soignants eux-mêmes utilisent. Cette pression constante nuit autant à leur bien-être qu’à la qualité d’accompagnement. À cela s’ajoute un sous-financement structurel. Saviez-vous que le budget moyen des EHPAD est inférieur de 40 % à celui des autres établissements médico-sociaux accueillant des publics aux besoins comparables ? Ce chiffre en dit long sur la faible reconnaissance accordée aux per sonnes âgées dans les politiques publiques. Même après la crise Covid, malgré les alertes syndicales et professionnelles, peu de choses ont changé. Certes, le Ségur de la santé a permis des hausses salariales, rendant les EHPAD plus attrac tifs pendant un temps. Mais depuis l’extension de ces mesures à l’ensemble du médico-social à partir de 2022, les EHPAD ont de nouveau perdu en compétitivité : la charge de travail y reste plus lourde à salaire égal.

Comment, alors, assurer le bien-être des salariés en EHPAD ?
Face à une charge de travail croissante, notamment en lien avec l’augmentation des troubles cognitifs et de la dépendance, il devient vital de repenser les conditions de travail. Le management joue ici un rôle majeur et doit savoir faire preuve de créativité. Même si réduire la charge de travail reste diffi cile, voire impossible à court terme, il est tout à fait possible d’en atténuer les effets, en s’adaptant aux profils et aspirations des professionnels. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’imposer une autorité verticale, mais de proposer un management soutenant, au service des équipes. Cela est d’autant plus nécessaire face aux attentes des nouvelles générations, qui ne cherchent pas un chef, mais un responsable cohérent avec leurs valeurs. Cette évolution intergénérationnelle du rapport au travail peut parfois entrer en tension avec les habitudes des générations précédentes, encore très présentes dans les établissements. C’est pourquoi un management bienveillant et ajusté suppose d’abord une connaissance fine des équipes.

Qu’entendez-vous par là ?
Quel que soit leur âge, tous les professionnels partagent certains besoins fondamentaux. En s’appuyant sur la pyramide de Maslow, on voit qu’il faut d’abord garantir des conditions de base. Ainsi, tout salarié a besoin de voir ses besoins physiologiques respectés, à commencer par la possibilité de se reposer, ce qui suppose une organisation du travail respectueuse des rythmes et des temps de récupération. Le besoin de sécurité est également universel : il s’agit de pouvoir exercer dans un cadre clair, stable et rassurant, fondé sur des règles partagées et non négociables, qui s’appliquent à tous. Cela est particulièrement crucial dans la gestion des situations de conflit, qui exigent des protocoles de régulation bien définis et un projet managérial structuré. Ces éléments concourent à créer un climat de travail propice à la confiance et à l’épanouissement.

Quid des divergences entre générations ?
Elles sont bien réelles. La génération X, née avant 1980, est souvent fidèle à un même employeur ; elle valorise la stabilité et accepte plus facilement les hiérarchies établies. À l’inverse, la génération Z, née à partir de la fin des années 1990, rejette les modèles verticaux et cherche avant tout du sens dans son travail. Entre les deux, la génération Y, née entre les années 1980 et 1995, se montre plus ambivalente. Elle souhaite évoluer professionnellement mais refuse de sacrifier sa vie personnelle au profit de sa carrière. Or, cette génération constitue aujourd’hui la majorité des effectifs en EHPAD, et elle pourrait représenter jusqu’à 70 % des actifs d’ici 2030. Si les établissements ne s’adaptent pas à ses attentes, les problèmes de turn-over et d’absentéisme risquent de perdurer, voire de s’aggraver.

Comment avez-vous répondu à cet enjeu ?
Nous avons instauré un planning à la carte, qui offre aux professionnels une réelle autonomie dans l’organisation de leur temps de travail, dès lors que la nécessité de service est assurée. Concrètement, chaque salarié choisit la durée de ses journées et dispose d’un jour de repos fixe. Ce fonctionne ment permet un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Le dispositif, largement plébiscité par nos équipes, constitue aujourd’hui un véritable atout d’attractivité. Les salariés en parlent autour d’eux, ce qui contribue à renforcer notre image employeur, avec des résultats très concrets.

Par exemple ?
Le taux de turn-over, qui s’élevait à 24 % lors de mon arrivée en 2018, est tombé à 5,2 % en un an, et s’est depuis stabilisé autour de 6,21 %. Les départs sont désormais anticipés et maîtrisés, et non plus subis. Nous n’avons d’ailleurs plus recours à l’intérim, preuve de la stabilité et de la solidité de nos équipes. En parallèle, l’absentéisme de courte durée a lui aussi connu une baisse significative, ce qui témoigne d’un meilleur engagement et d’un plus grand bien-être au travail. Ainsi, le taux d’absentéisme était de seulement 4,55 % en 2024 et, si la tendance actuelle se poursuit, il sera sans doute inférieur à 4 % en 2025, ce qui est remarquable en EHPAD.

Extérieur de l’EHPAD L’Ostal du Lac, notamment aménagé avec  une fontaine installée en 2019, un sol souple et des plantations.
Extérieur de l’EHPAD L’Ostal du Lac, notamment aménagé avec une fontaine installée en 2019, un sol souple et des plantations.
Mais ce système de planning à la carte n’est-il pas compliqué à mettre en place ?
Il demande un travail conséquent la première année, pour concilier souhaits individuels et contraintes réglementaires. Mais une fois en place, tout fonctionne de manière fluide. Aujourd’hui, ce dispositif s’applique à l’ensemble des salariés de l’établissement, qu’il s’agisse de la comptable, de la lingère, de l’agent d’entretien ou des équipes soignantes. Pour aller plus loin encore, nous avons totalement supprimé les 
horaires coupés, ce qui représente un gain moyen proche d’un mois de temps personnel par an. Une fois encore, cette mesure est plébiscitée par les équipes et constitue un véritable levier d’attractivité pour notre établissement. Elle participe aussi directement à la qualité de vie des habitants, car le bien-être des soignants rejaillit sur leur accompagnement.

Ce sont loin d’être les seules initiatives que vous avez mises en place…
En effet, il serait difficile de toutes les citer ! Par exemple, nous rémunérons désormais les temps de pause : un agent travaillant de 7h à 14h bénéficie d’une pause repas de 20 minutes payée, ce qui lui permet de gagner jusqu’à 73 heures de temps personnel par an. Autre mesure forte : les congés demandés dans un délai de 15 jours sont systématiquement acceptés, ce qui limite consi dérablement les absences de dernière minute. Bien entendu, cela suppose un travail en amont pour disposer d’un vivier de rempla çants suffisant. Mais il s’agit de remplaçants choisis et intégrés, renforçant la cohésion des équipes. Enfin, nous avons fait le choix stratégique de valoriser les CDI face aux CDD, afin de contrer les effets post-Covid, période durant laquelle de nombreux soignants ont quitté leur poste en CDI pour privilégier des missions courtes. Concrètement, seuls les salariés en CDI peuvent effectuer des heures supplémentaires, travailler les dimanches ou jours fériés, et accèdent en priorité aux plages horaires les plus avantageuses. Ce système a eu un effet très positif sur la fidélisation : en moins d’un an, nous avons repourvu l’ensemble des postes laissés vacants à l’issue de la crise sanitaire.

Où en êtes-vous aujourd’hui concernant le ratio soignants/résidents ?
Nous avons longtemps maintenu un ratio moyen de 6 soignants pour 10 habitants le matin et de 4 pour 10 l’après-midi, en semaine. Le week-end, les effectifs tombaient à 4 le matin et 3 l’après-midi. Grâce aux nombreuses mesures mises en place, et notamment les économies générées sur le recours aux contrats courts, dont le coût est passé de 814 000 € en 2021 à 535 000 € en 2024, nous avons pu recruter deux soignants supplémentaires en CDI. Désormais, nous assurons un ratio homogène de 6 soignants pour 10 habitants tous les matins, et de 4 soignants tous les soirs. Toutefois, cette belle avancée collective ne doit pas masquer la réalité : la charge de travail reste lourde et ne cesse de s’intensifier. Aujourd’hui, notre climat social apaisé nous permet de maintenir cet équilibre fragile. Mais pour combien de temps encore ? Nous sommes encore loin du taux d’encadrement préconisé bien qu’in suffisant : 1 soignant pour 10 habitants matin et soir. Il faut en être conscient : le modèle repose sur une tension constante, intenable sur le long terme. Au bout de 10 ans, beaucoup de soignants sont usés physiquement et psychologiquement, parfois même déclarés inaptes. Si la situation ne change pas en profondeur, il est à craindre que les vocations s’éteignent.

Il s’agit donc d’un problème systémique…
Tout à fait. Le problème est structurel et dépasse la simple organisation interne. Il est urgent d’augmenter la rémunération des professionnels exerçant en EHPAD, trop faiblement rémunérés au regard de la pénibilité physique et psychologique de leur travail. Les revalorisations du Ségur ont montré leur efficacité, mais leur effet s’est estompé, et les EHPAD continuent de souffrir d’une 
image dégradée. Pour y remédier, l’amélioration des conditions de travail doit devenir une priorité nationale. Cela commence par un rééquilibrage des moyens alloués aux EHPAD, afin de les aligner sur ceux des autres structures médico-sociales. Le différentiel budgétaire de 40 % évoqué précédemment est injustifiable, d’autant plus que les publics accompagnés présentent des besoins com parables. Tant que ce déséquilibre persistera, il sera impossible d’offrir aux habitants des EHPAD un accompagnement digne, et les professionnels continueront de porter un système à bout de bras, au prix de leur propre santé.

Depuis le début de cet échange, vous parlez d’habitants plutôt que de résidents en EHPAD. Pourquoi ce choix lexical ?
Parce que ce n’est pas anodin. Dire « habitants », c’est rappeler que l’EHPAD est un lieu de vie, et non un établissement où l’on « réside » passivement. C’est aussi répondre à une attente forte des personnes accompagnées, qui sont venues vivre ici parce qu’elles sont devenues dépendantes, non malades. Dans cette logique, nous avons par exemple abandonné le port de la blouse blanche, qui renvoie à l’univers hospitalier. Ce simple changement sym bolique contribue à humaniser le quotidien, tout en participant à l’amélioration des conditions de travail, car il est plus cohérent avec les valeurs des soignants. Mais désanitariser l’EHPAD ne s’arrête pas à un changement de vocabulaire ou de tenue. Cela implique une transformation plus large du modèle organisation nel, hérité de l’hôpital. Aujourd’hui encore, on y retrouve une terminologie et une hiérarchie calquées sur le milieu hospitalier. En EHPAD, l’on ne compte pas moins de quatre strates hiérar chiques entre l’aide-soignante et le directeur, là où, dans une maison d’accueil spécialisée (MAS) par exemple, une seule strate la sépare du directeur, ce qui lui offre davantage de liberté et de responsabilisation. Désanitariser l’EHPAD, c’est donc repenser ce modèle et continuer à marteler que les équipes sont au service de personnes qui sont chez elles.

Pascal Segault et  Mme Francette Serre,  90 ans, car « même  les personnes en fauteuils  swinguent chez nous ! »,  sourit-il.
Pascal Segault et Mme Francette Serre, 90 ans, car « même les personnes en fauteuils swinguent chez nous ! », sourit-il.
On parle pourtant beaucoup de la nécessité de médicaliser les EHPAD. N’est-ce pas contradictoire avec votre vision de « désanitarisation » ?
Pas du tout. Il est effectivement urgent de renforcer la médicalisation des EHPAD, dans le sens où il faut davantage de soignants pour alléger le rythme effréné imposé aux équipes actuelles. Mais médicaliser ne signifie pas sanitariser. Ce qu’il faut éviter, c’est l’hyper-normalisation héritée du modèle hospitalier, avec des protocoles rigides et une aseptisation excessive de l’envi ronnement. Pourquoi une personne âgée ne pourrait-elle pas garder ses meubles personnels, choisir ses rideaux, ou appor ter un fauteuil en tissu dans sa chambre ? Ce sont pourtant ces détails du quotidien qui créent un sentiment d’appartenance et de bien-être. Dans notre établissement, nous avons fait le choix, à moyens constants, de créer un poste de maîtresse de maison, justement pour valoriser cette dimension domiciliaire de l’EHPAD. Mais vous avez raison de souligner une forme de paradoxe.

Pourriez-vous développer ce point ?
D’un côté, la puissance publique nous pousse à développer un « virage domiciliaire », à penser l’EHPAD comme un lieu de vie. Et de l’autre, les injonctions sanitaires persistent : quand un hygiéniste exige que l’on retire un fauteuil personnel pour un risque théorique de diffusion de gale, cela va à l’encontre même de cette volonté de « chez-soi ». Ce type d’injonction ne s’ap plique pas dans les autres structures médico-sociales. Pourquoi les EHPAD, eux, devraient-ils continuer à fonctionner comme des annexes de l’hôpital ? Peut-être parce qu’ils servent, de fait, à désengorger les USLD (unités de soins de longue durée). Une orientation que je ne conteste pas : de nombreuses personnes en USLD auraient leur place en EHPAD. Mais cela peut être mis en place sans tomber dans la surmédicalisation. On peut prendre soin sans transformer l’EHPAD en hôpital. Aujourd’hui, il est plus que jamais nécessaire d’impulser un changement de mentalité, y compris auprès des personnels de l’EHPAD, pour porter une autre vision du grand âge et de la dépendance.


> Article paru dans Ehpadia #40, édition de juin 2025, à lire ici 



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